Emmanuel Top
Emmanuel Top fait partie des pionniers de la scène techno française. Son nom est associé au groupe BBE (alias Bruno Sanchioni, Bruno Quartier & Emmanuel Top) mais son aventure musicale a commencé depuis bien longtemps. Sa discrétion le laisse loin des médias mais son nom évoque invariablement des productions imparables capables de retourner les dancefloor les plus réticents.
Comment es-tu tombé dans la musique électronique ?
J'ai commencé très
jeune. A l'age de 15 ans j'ai eu la chance de
rencontrer Bruno Sanchioni avec
qui je travaille toujours. J'ai sorti mon premier
disque et il a marché. A l'époque
c'étaient les débuts du mouvement
techno, on appelait ça la new beat car
on sortait de la période new wave. Une
musique à base de synthés et de
rythmiques assez lentes, j'ai plongé tout
de suite même si à l'époque
on te considérait comme un allumé.
J'ai eu de la chance de rencontrer
quelqu'un qui avait du matériel mais à côté j'étais
DJ donc tous mes revenus me permettaient de financer mon studio.
Parle nous de ton expérience de DJ
A l'époque c'était bien différent d'aujourd'hui, il fallait savoir parler au micro, animer la soirée J'étais résident dans une discothèque commerciale, je jouais aussi bien AC/DC, les Pink Floyd que Scorpion. De temps en temps on pouvait se permettre, selon les bons plaisirs des boss, de jouer un Marrs ou un Sexpress, mais fallait pas pousser trop loin et puis les gens n'étaient pas encore très ouverts à cette musique.
Continues-tu de mixer de temps en temps ?
Pas du tout ! J'ai arrêté car vient un moment où tu dois faire un choix. DJ c'est un métier qui prend énormément de temps si tu veux gérer une carrière internationale. Et moi j'étais plutôt attiré par la composition. Il faut aussi reconnaître qu'il y avait bien meilleur que moi (rires), j'ai vite opté pour la musique.
A quel moment es-tu passé du petit home studio au studio professionnel ?
Quand
tu réécoutes de vieux morceaux et que tu détectes dans le
mix un manque de brillance, un mauvais relief, ou un mauvais équilibre
des pistes c'est à partir de ce moment là qu'il est intéressant
d'investir dans du matériel pour améliorer ton son. Je me suis posé
sérieusement la question dans les années 92/93 quand j'ai vu arriver
des productions allemandes qui faisaient très fort au niveau technique.
Elles étaient produites sur des SSL, du gros matos, une compétition
commençait à s'instaurer entre les artistes, il ne suffisait plus
d'avoir des machines. C'est donc pendant cette période là que j'ai
commencé à me soucier du son jusqu'à en devenir obsédé.
Ne crois-tu pas qu'un album créé sur un petit home studio pourrait avoir autant d'impact qu'une grosse prod ?
Si bien sûr, il y a des gens qui font des trucs très minimalistes et très intéressants comme Pansonic qui compose à partir de générateurs, mais au bout d'un moment tu as besoin du matos pour concrétiser ton idée. Par exemple si tu veux un passage avec des percussions c'est plus intéressant de le faire en prise directe qu'avec des samples, et ça implique donc une structure plus professionnelle.
Quand tu arrives devant tes machines quel état d'esprit as-tu ?
Personnellement j'ai de la chance, j'ai directement les morceaux dans la tête. Je connais à 100 % mes machines, je sais quels sons choisir pour arriver à ce que je veux. Ce qui me plaît c'est le côté hypnotique, je vais chercher une espèce de transe dans l'agencement des sons. Je peux écouter une infrabasse pendant un quart d'heure. Ca peut paraître étrange mais il y a une forme de communion dans l'écoute des musiques électroniques, tu rentres dans une espèce de transe, de méditation. C'est ce qui me motive pour composer.
On ressent dans tes morceaux une mélancolie latente. Je pense notamment à stress qui est le morceau le plus symptomatique. D'ou vient ce côté sombre ?
Dans mes morceaux j'essaye de raconter une histoire mais aussi de sortir des schémas de compositions classiques : Intro, refrains, couplets. J'aime travailler sur le coté obscure de notre psychologie. Si tu écoutes les radios nationales tu n'entends que des chansons d'amour à la Patrick Bruel ou des trucs très gais comme la Macarena etc. Mais la vie ce n'est pas que ça !
Tu adores les machines, si je te demande qu'elle est ta favorite tu me répond la TB-303 ?
C'est compliqué compliqué parce que je possède énormément de machines. C'est mon problème d'ailleurs, même si je n'en suis pas à débuter une analyse pour ça (rires). J'aime les nouveautés du moment que ça touche à mon univers musical. Si c'est un tant soit peu électronique ça me séduit tout de suite et il me le faut.
Quelle serait la machine ou le logiciel de tes rêves ?
Je
n'ai pas vraiment d'idée à ce sujet. Avec ce qui existe, tu peux
faire de la musique de façon très intuitive, très ludique.
Ca c'est le côté positif, mais ça implique quelques inconvénients
: prends un logiciel comme Acid. Il est très utile pour tout
ce qui est timestreching, mais cette facilité peut être dangereuse
pour la créativité car au final tu te retrouves vite à ne
faire que du collage de boucles récupérées ici ou là.
Au final ton morceau ressemblera à des milliers d'autres. Je n'attends
pas une machine particulière, je reste juste attentif à l'évolution
et à la puissance des processeurs qui permettront d'aller encore plus loin
dans la composition musicale.
Tu viens d'évoquer les softs. Que penses-tu des studios virtuels sortis ces derniers temps ?
C'est bien, ça permet de démocratiser la musique, et de pouvoir
posséder l'équivalent d'une 909 ou d'une 303 pour beaucoup moins cher que les
originales. Certains logiciels sont très complexes et très puissants, encore faut
il savoir les utiliser. Les gens n'utilisent souvent que 60 % de capacités de leur matos. Le
risque c'est de ne plus faire d'efforts. Il y a de ça 15 ans, on travaillait avec un
S612, on avait 0.4 seconde d'échantillonnage à 22 k. Pour faire un morceau c'était
galère il fallait s'arranger... Alors évidemment c'était chiant mais tu te battais pour
avoir tes propres sons et au final tu sortais quelque chose d'original.
Aujourd'hui avec les disques durs grandes capacités tu as un temps d'échantillonnage presque
illimité et sur internet tu peux trouver tous les sons que tu veux. Mais qu'est ce qui
te pousse à créer les tiens ? A chercher plus loin ? Plus grand-chose. Il faut
donc profiter des avancées technologiques pour que les tâches techniques soient moins
rébarbatives mais pas au prix de la créativité.
Tu as été parmi les premiers français à signer sur un label anglais. Quelles sont les difficultés que tu as rencontrées, les frustrations que tu as vécues ?
Les majors company ! Tu les intéresses si t'es vendeur. On compare sans arrêt tes résultats commerciaux avec les autres, j'en ai beaucoup souffert. Si tu gagnes pas mal d'argent, t'es mieux distribué, mais ça pourrit la création car on te dit ' tu sais pour rentrer sur un format radio il faut que tu fasses un 3m30 '... Mais moi j'ai peut être envie de m'exprimer sur 2m30 ou 15 minutes, je veux être libre, je ne vois pas pourquoi je me plierais à ces 3m30. La musique est un art, le marketing c'est répondre aux attentes des gens. L'art n'a pas forcément pour but d'atteindre le maximum de personnes. Je refuse de faire le genre de merde formatée qui passe sans arrêt à la radio. Avant on te faisait bouffer n'importe quoi, un spot de pub suffisait à te faire acheter le disque alors que le talent n'était pas forcement à la clé, les artistes devenaient de véritables putes à faire leur show pour vendre...mais maintenant c'est plus comme ça.
Tu trouves ? Pourtant j'entends toujours autant de choses douteuses à la radio et je vois toujours les mêmes têtes à la télévision.
Bien sûr mais aujourd'hui avec internet tu n'es plus limité par le
choix d'un programmateur. Si tu décides de dire non au commercial c'est possible. Depuis
quelques temps il y a des polémiques sur le format MP3. Devine pourquoi ? Parce que les
majors perdent de l'argent dessus. Quand ils disent que ça porte préjudice aux auteurs
c'est un grand mensonge. Les seules personnes que t'arnaques ce sont les maisons de disques,
pas les auteurs compositeurs. Je suis pour le MP3.
Télécharger le morceau d'un artiste qui galère
ça me fait chier, faire la même chose pour Jean Jacques Goldman....
Je ne pense pas que sa vie changera si tu prends un de ses titres sur le net.
C'est pour cela que l'on retrouve sur ton site la plupart de tes compositions en téléchargement libre ?
Je considère que c'est un honneur de partager ma musique avec des gens qui ont pris 10 à 15 minutes de leur temps pour les télécharger. De plus j'ai complètement abandonné le CD car je pense qu'il disparaîtra avant le vinyl. Alors je propose mes morceaux au format MP3 pour que celui qui veut se faire une compil puisse le faire avec des MP3 complets, correctement nommés et compressés.
Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui a une maquette mais qui n'a encore rien protégé et qui voudrait se lancer ?
Il est très conseillé de choisir une société d'auteur
qu'elle soit française (Sacem) ou autre. Pour la Sacem on est obligé
d'y être à mon grand regret. Pour moi c'est comme une organisation mafieuse qui
ne fait que collecter ses 15 % sans rien faire du tout. Aujourd'hui ils sont complètement
dépassés par les événements avec les nouveaux formats numériques.
Pour protéger tes uvres tu as aussi le recommandé : tu t'envoies tes propres
morceaux sous n'importe quel format et quand tu les reçois tu les gardes bien précieusement
sans les ouvrir. En cas de litige tu peux faire constater par un huissier de justice. Ca reste
le moyen le plus simple et le moins onéreux.
Quand tu vas frapper aux portes des majors il faut
bien faire attention à ce qu'on te propose, surtout ne pas te laisser influencer
par leurs commentaires et ne pas modifier ta façon de composer pour répondre
à leurs attentes. Il y aura toujours quelqu'un pour te dire ' oui
mais moi j'aurais fait ci, j'aurais fait ça
'. Il faut être
patient et ne pas se décourager.
Parlons de tes labels, tu en possèdes 3, Attack Records, Triangle et Electret. Pourquoi en avoir créé 3 et quelles sont leurs lignes directrices ?
Il
fut un temps où tu pouvais sortir sur un seul label des productions house,
puis trance et techno. Aujourd'hui c'est fini. Maintenant il faut conceptualiser
ton label, lui donner une image et rester sur cette image. Sur Attack
je sors mes propres productions, Electret est un label plutôt
techno qui me permet de signer des artistes qui me plaisent et triangle
est orienté trance (c'est sur ce label qu'on retrouve BBE).
Pour l'instant je l'ai mis en stand by car la trance qui se fait aujourd'hui ne
me plaît pas.
Il est vrai que la scène trance a perdu toute la naïveté et la spontanéité des années 93/94. N'as-tu pas envie de donner un coup de pied dans la fourmilière ?
Ce n'est pas ce que j'ai en tête pour l'instant mais je ne tire pas un trait dessus c'est certain. Quand j'ai créé Triangle en 95 la trance disparaissait progressivement. Il restait que Simon Berry (aka Union Jack) sur Platipus. Ca m'avait motivé à l'époque alors on a fait Seventh days and one week avec BBE on ne savait pas que ça allait marcher aussi bien.
C'est difficile de créer son label ?
Ce n'est pas évident. C'est ni plus ni moins qu'une entreprise commerciale,
tu as de la paperasse, de la comptabilité des échanges de courrier, ça nécessite
un suivi et tout le monde n'a pas la rigueur pour ça.
J'ai vu beaucoup
de gens euphoriques se lancer dans l'aventure et se planter financièrement
et intellectuellement car ça leur a tellement bouffé l'esprit que
leur musique en pâtissait et qu'ils ne faisaient plus rien de bon.
Si tu veux monter un label
il faut compter sans trop forcer environ 1 million
de francs.
Certains vont dire que j'hallucine, ça peut paraître
énorme mais si tu démarres il faut partir sur une SARL, tu va pas
démarrer en nom propre ça serait de la folie. Il te faut donc un
capital de 50 000 francs. Téléphone, fax, internet
imaginons
pas de salariés
tes productions évidemment, qu'il faut sortir
régulièrement si tu veux pas qu'on t'oublie
les artistes vont
te demander des avances, il faut savoir qu'au début les fournisseurs te
feront pas confiance, donc pas de crédit
Tu te prend 5000 balles
de frais fixe par mois minimum parce que tu bosses dans le monde entier
après il faut que tu vendes tes productions car il ne suffit pas de les créer.
Evidemment si tu projettes ton aventure sur 6 mois tu n'as pas besoin d'1 million de francs, quoique j'ai rencontré des gens qui pouvaient claquer 1 millions de francs en 6 mois (rires), tu peux démarrer avec 50 000 balles mais tu galères.
Tu avais pour but d'être en autogestion, de tout gérer de la composition à la distribution ; y es tu arrivé ?
Oui ! J'ai même monté Gramophone une autre structure de distribution pour mes produits mais aussi pour d'autres labels que je distribuerai. On va en avoir une trentaine en exclusivité. Le nerf de la guerre reste la distribution car dans les 400 nouveautés par semaine il faut que tu sortes du lot. Je l'ai monté car j'en avait marre d'être distribué par des gens qui se bougeaient pas assez les fesses pour promouvoir leurs artistes.
Est-ce que tu reçois beaucoup de démos ?
Oui j'en reçois pas mal mais généralement les gens se trompent de style je reçois beaucoup de productions commerciales, c'est pas mon truc. Je signe par coups de cur, je fais ça pour m'éclater.
Que penses-tu de la scène électronique actuelle ?
Je trouve qu'elle est fatiguée que les artistes qui ont signé chez des majors ont ralenti leur cadence de production et leur spontanéité, que tout ça est très commercial. En ce moment rien ne m'électrise. Quand tu vois que certains hits sont des reprises de trucs d'il y a 10 ans autant écouter les originaux. J'aime les morceaux intemporels, ceux que tu peux écouter sans pouvoir mettre une date dessus mais ils se font rares.
Quels sont tes futurs projets ?
Continuer à suivre des personnes qui ont le même feeling que moi et développer ma musique. En ce qui concerne la notoriété ça ne m'intéresse pas. C'est une chose que je vis très mal et c'est la musique qui est intéressante pas moi.